Sélection de poèmes de “Poésie sans Frontières”,
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LOYAUTÉ
Je te serai toujours fidèle, arbre !
Quand un jour nous ne serons plus ici,
je deviendrai ligne,
et toi page
nous nous rencontrerons
et serons destinés l’un à l’autre,
moi comme poème
toi comme feuille blanche
et ainsi nous nous enlacerons.
ARMENUHI SISYAN, Arménie
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache
____
FEU
Le feu prendra sa revanche
après le dessèchement de la terre
il deviendra un tigre dompté, mis en cage
pour faire flamber une masure à moitié délabrée
une bougie isolée
pour cuire du pain dans une poêle en métal
placée sur deux pierres
le premier four extérieur réemployé
vêtement d’amour imprégné de sueur
pendu au fil à sécher le linge
Le feu prendra sa revanche
après le dessèchement de la terre
pour devenir le sauveur,
un vieux saint mythologique,
peint sur des icônes
un roc immobile, conservé comme statue
dans l’infinité du temps.
MANOLIS, GRÈCE (1947)
Traductión Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache

INSCRIPTION
Dis-moi
où
graver
ton nom ?
Dans le ciel ?
Il est trop haut
dans les nuages ?
Ils sont trop fugaces
Dans l’arbre
que l’on abat et brûle ?
Dans l’eau
qui emporte tout ?
Dans la terre
que l’on piétine
et où seuls
gisent les morts ?
Dis-moi
où
graver
ton nom ?
en moi
encore en moi
et toujours plus profondément
en moi.
(Erich Fried), Austriche (1921 – 1988)
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache
—-
C’EST LE PAPILLON DE NUIT
C’est le papillon de nuit qui lance
son corps de dragon or vert contre l’abat-jour,
tenace et aveugle
il frappe
C’est le ruisseau du moulin qui achemine ses eaux
vers la calandre en bois
à travers les prés, c’est le vent dans le tilleul
devant la fenêtre qui commence à parler
comme l’eau entre les pierres, en aval.
C’est le bois qui se rapproche
tels les nuages de la montagne noire
et qui éteint les vers luisants
encore avant qu’il ne pleuve.
C’est le premier éclair qui dans la vallée
lance sa torche vers les granges.
Tout est aveugle et sauvage
et se précipite sur la terre.
Dans la tempête seul l’amour
n’écoute pas que lui-même.
aveuglément.
Seul l’amour.
Gerhard Frisch, Autriche

PASSE-TEMPS
Dans notre enfance
les personnes âgées avaient trente ans
une flaque était un océan
la mort simple et douce
n’existait pas
plus tard, jeunes gens
les hommes étaient vieux à quarante ans
un étang était un océan
la mort n’était
qu’un mot
et quand nous nous mariions
les vieux avaient cinquante ans
un lac était un océan
et la mort était la mort
des autres
à présent, instruits par l’expérience
la vérité pèse de tout son poids
l’océan est enfin l’océan
mais la mort commence
à devenir la nôtre.
MARIO BENEDETTI, Uruguay (1920 – 2009)
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache
de “Antología poética”, Alianza Editorial, Madrid
—-
5
Je ne sais pas si tu m’aimais : je t’aimais
et c’était tout, et ça suffisait, et les jours
faisaient pour moi des recoins les plus tendres.
Je t’aimais avec les heures et avec le rêve,
je te chantais, tu passais, et ce fut avril
et par toi je connus l’étonnement de ma chair.
Oui, je t’aimais, lent et sourd.
Comme des choses flétries tiennent l’une à l’autre.
Comme on apprend la langue de l’absence.
Poème de Joan Fuster i Ortells, Espagne
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache

ECLAT
Avec l’or des étoiles
ôter l’ombre de la nuit
rétablir le silence
avec des mots de lumière
ne pas ressentir le temps
comme perte ou passé
mais de chaque moment
l’éclat éphémère.
GERMAIN DROOGENBROODT
De : De onrust van het woord – La inquietud de la palabra
Traduction de Elisabeth Gerlache
____
N’OUBLIE JAMAIS
N’oublie jamais
la montagne pelée qui renaquit le printemps dernier
avec des flots d’azalées rouges
jaillissant de bandes de neige
et derrière la montagne ressuscitée
le ciel
N’oublie jamais
la cascade rugissante
et s’élevant du milieu de la cascade
le jeune bambou vigoureux
Après avoir été déportés enchaînés
après la fin de la longue, longue épreuve
longtemps après être tombée dans l’oubli de tous les autres
je la retrouve soudain à mon côté
la présence d’amis.
KIM Chi-ha, Corée (1941)
Version française de Germain Droogenbroodt & Elisabeth Gerlache

Adieu
pour Staf
Quand pour l’œil l’horizon
ne va plus au-delà de la nuit
et que même la nuit est privée
de clarté de la lune et des étoiles
alors l’espoir est un vide
qui ne connaît plus de fond.
Germain Droogenbroodt
Traduction de Elisabeth Gerlache
—-
MATIN PAISIBLE DANS L’HIMALAYA
Il semble
que la nuit passée
ait assouvi chaque soif
le jour se lève plein de lumière
et de chants d’oiseaux
étranges à l’oreille
dans le lointain
le son incertain d’une flûte
une prière du matin
pour Shiva, pour Bouddha
ou tout autre divinité
ce matin semble si paisible
comme si après tant de siècles
l’humanité trouvait enfin la paix
enfin le repos.
Germain Droogenbroodt
de: En la corriente del tiempo, Meditaciones en el Himalaya

—–
La frontière entre ciel et mer disparut
tout était une même brume transparente
givre blanc ou perles mates
dans l’air un bateau flottait aux voiles brillantes
figé comme un mirage né de la neige par magie
figé comme la lumière dans un décor sans vent
telle une hostie de lumière
sur le plateau du vent qui s’apaise.
EEVA-LIISA MANNER, Finlande, (1921-1995)
Traduction de Germain Droogenbroodt & Elisabeth Gerlache
uit „Die Welt ist eine Dichtung meiner Stimme“
Finnisch – Deutsch, Heiderhoff Verlag
——-
SOIRÉE D’HIVER
Tendre soirée d’hiver,
habillée de soie sombre.
A travers la brume brille
une étoile, puis elle s’endort.
Le cœur soudain s’inquiète,
puis à son tour s’apaise,
se fond et s’unit
à ce soir d’hiver.
JUHAN LIIV, Estonia (1864–1913)
Adaptation Francis Combes

APRÈS UN LONG VOYAGE
Je me mets au balcon pour regarder la nuit.
Ma mère me disait que cela ne valait pas la peine
d’être abattu.
Remue-toi, fais quelque chose, me criait-elle.
Mais je n’ai jamais eu beaucoup d’aptitude pour le bonheur.
Ma mère et moi étions très différents,
et nous n’avons jamais pu nous comprendre.
Pourtant il y a une chose que j’aimerais pouvoir raconter:
parfois, quand elle me manque beaucoup,
j’ouvre la garde-robe où pendent ses vêtements
et comme si j’étais de retour d’un long voyage,
j’y pénètre.
Cela paraît absurde: mais dans le noir et avec cette odeur
je suis certain que rien ne nous sépare
FABIÁN CASAS, Argentine, 1965
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache
—-
Parfois il me semble
que nous nous trouvons au milieu
de la fête
pourtant
au milieu de la fête
il n’y a personne
Au milieu de la fête
il y a le vide
Mais au milieu du vide
il y a une autre fête.Roberto Juarroz
ROBERTO JUARROZ

UNE SECONDE
Mes mains sont froides.
J’ai monté la rue
résolu l’affaire banale de manière appropriée
et suis rentré à la maison pour prendre à nouveau
place à cette table.
J’ai découvert alors
combien mes mains étaient froides
un signe
qui m’inquiète peut-être à tort
car avoir les mains froides ne signifie pas grand-chose.
Ce jour froid de novembre
se trouve dans mes mains, c’est tout.
C’est moi :
je vois le vase grec classique
et le soir familier m’entoure.
Mais il est inhabituel pour moi d’avoir les mains froides.
Durant une courte seconde, mon esprit a vu
le voile prévisible, la page écrite en gris
où le nom le mien serait raturé
avec l’encre glacée de la fin.
ANTONIO CABRERA, Espagne, (1958 – 2019)
Traduction Germain Droogenbroodt ─ Elisabeth Gerlache
de “Con el aire”, Visor 2004

ENCORE
Quand si haut
scintillent encore les étoiles
quand dans la clarté de la lune
se tissent les mots, les souvenirs
je me refuse
à être le verrou de la nuit.
Quand le soleil se lève,
que les oiseaux m’éveillent
et que dans le silence d’un enlacement
quelqu’un m’attend
alors je saurai
que je suis encore toujours en vie.
INÉS BLANCO, LaColombie
Traduction Germain Droogenbroodt – Elisabeth Gerlache

Le terme épars
Si tu cries, Ie monde se tait: il s’éloigne avec ton propre monde.
Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle
est la voie sacrée.
Qui convertit l’aiguillon en fleur arrondit l’éclair.
La foudre n’a qu’une maison, elle a plusieurs sentiers. Maison
qui s’exhausse, sentiers sans miettes.
Petite pluie réjouit Ie feuillage et passe sans se nommer.
Nous pourrions être des chiens commandés par des serpents, ou
taire ce que nous sommes.
Le soir se libère du marteau, l’homme reste enchaîné à son
cœur.
L’oiseau sous terre chante Ie deuil sur la terre.
Vous seules, folles feuilles, remplissez votre vie.
Un brin d’allumette suffit à enflammer la plage où vient mourir
un livre.
L’arbre de plein vent est solitaire. L’étreinte du vent l’est plus
encore.
Comme l’incurieuse vérité serait exsangue s’il n’y avait pas ce
brisant de rougeur au loin où ne sont point gravés le doute et le dit
du présent. Nous avançons, abandonnant toute parole en nous le
promettant.
René Char
********

Les apparitions dédaignées
Les civilisations sont des graisses. L’Histoire échoue, Dieu faute
de Dieu n’enjambe plus nos murs soupçonneux, l’homme feule à
l’oreille de l’homme, Ie Temps se fourvoie, la fission est en cours.
Quoi encore?
La science ne peut fournir a l’homme dévasté qu’un phare
aveugle, une arme de détresse, des outils sans légende. Au plus
dément: le sifflet de manœuvres.
Ceux qui ont installé l’éternel compensateur, comme finalité
triomphale du temporel, n’étaient que des geôliers de passage. Ils
n’avaient pas surpris la nature tragique, intervallaire, saccageuse,
comme en suspens, des humains.
Lumière pourrissante, l’obscurité ne serait pas la pire condition.
Il n’y avait qu’une demi-liberté. Tel était l’octroi extrême.
Demi-liberté pour l’homme en mouvement. Demi-liberté pour
l’insecte qui dort et attend dans la chrysalide. Fantôme, tout juste
souvenir, la liberté dans l’émeute. La liberté était au sommet
d’une masse d’obéissances dissimulées et de conventions acceptées
sous les traits d’un leurre irréprochable.
La liberté se trouve dans le cœur de celui qui n’a cessé de la
vouloir, de la rêver, l’a obtenue contre le crime.
René Char

XXII
A l’age d’homme j’ai vu s’élever et grandir sur Ie mur mitoyen de la vie et de la mort une échelle de plus en plus nue, investie d’un pouvoir d’évulsion unique: Ie rêve. Ses barreaux, à partir d’un certain progrès, ne soutenaient plus les lisses épargnants du sommeil. Après la brouillonne vacance de la profondeur injectée dont les figures chaotiques servirent de champ à l’inquisition d’hommes bien doués mais incapables de toiser l’universalité du drame, voici que l’obscurité s’écarte et que VIVRE devient, sous la forme d’un âpre ascétisme allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance.
Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime.
***
XXIII
Je suis Ie poète, meneur de puits tari que tes lointains, ô mon amour, approvisionnent.
***
XXIX
Le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif.
Le poème est une assemblée en mouvement de valeurs originales déterminantes en relations contemporaines avec quelqu’un que cette circonstance fait premier.
***
XXX
Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir.
***
XXXII
Le poète ne s’irrite pas de l’extinction hideuse de la mort, mais confiant en son toucher Particulier transforme toute chose en laines prolongées.
***
XL
Traverser avec Ie poème la pastorale des déserts, Ie don de soi aux furies, Ie feu moisissant des larmes. Courir sur ses talons, le prier, l’injurier. L’identifier comme étant l’expression de son génie ou encore l’ovaire écrasé de son appauvrissement. Par une nuit, faire irruption à sa suite, enfin, dans les noces de Ia grenade cosmique.
***
XLI
Dans Ie poète deux évidences sont incluses: la première livre d’emblée tout son sens sous la variété des formes dont Ie réel extérieur dispose; elle est rarement creusante, est seulement pertinente; la seconde se trouve insérée dans Ie poème, elle dit Ie commandement et l’exégèse des dieux puissants et fantasques qui habitent Ie poète, évidence indurée quine se flétrit ni ne s’éteint. Son hégémonie est attributive. Prononcée, elle occupe une étendue considérable.
XLII
Être poète, c’est avoir de l’appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses existantes et pressenties provoque, au moment de se clore la félicité.
René Char
source: René Char, Woede en mysterie. Fureur et mystère. Gedichten. Tweetalige uitgave. Vertaald uit het Frans en van een inleiding, toelichting en noten voorzien door Anno Lampe, Utrecht 2017, (Uitgeverij IJzer)
