F. Cheng, Quand reviennent les âmes errantes
Quand arriva l’hiver, particulièrement glacial cette année-là, la vie sauvage n’était plus supportable pour Chun-niang. La paix revenant peu à peu, nous nous aventurâmes vers d’autres contrées et nous échouâmes dans cette ville reculée relativement préservée. Nous parvînmes à nous placer comme domestiques chez ce marchand de vin à qui nous sûmes donner satisfaction. Je maniais sans trop d’accrocs fûts et tonneaux. Chun-niang, par ses gestes sûrs, montra qu’elle s’y connaissait en service des vins. Les deux survivants, en s’enfouissant sous terre, assuraient ainsi leur vie cachée dont la continuation dépendait d’une stricte condition: l’anonymat. Je l’acceptais. Le bonheur avec Chun-niang suffisait pour me combler.
Pourtant, je viens de rompre cet anonymat, et je me répète cette question : est -ce sur un coup de tête, ou poussé par un désir venu de loin ? Trop tard de toute façon pour revenir en arrière. Et les conséquences, pour sûr, seront redoutables. Ai-je le choix ? Le démon qui m’habite, qui ne me laisse pas en paix, je ne peux l’ignorer, c’est mon art. C’est ce maudit zhou, ce sacré zhou. Cet art exige d’être perpétué ; sa transmission est sacrée. Je n’ai pas le droit d’assister à sa décadence sans réagir. Sinon, mon maître se retournerait dans sa tombe! Et puis, soyons lucide : puis-je vraiment me taire jusqu’au bout, alors qu’au milieu de nous il y a tant de drames, tant de souffrances et tant d’aspirations qui demandent à être exprimés? Du fond de ma nuit, dans le silence forcé, je connais, venant de je ne sais quel ailleurs, la radicale illumination: le chant le plus vital né de nous, il se fera entendre des hommes, c’est certain; combien aussi des dieux eux-mêmes. Dieux du Soleil, de la Lune et de tous les astres, dieux de la grande rythmique qui anime l’univers. Mais oui ! Par le chant, par ce seul moyen dont nous disposons, nous pouvons les toucher, de sorte qu’ils acceptent de transmuer nos corps en âmes et de réunir les âmes errantes, celles qui demeurent fidèles à la vie. p. 82-83
À présent que la nuit tombe sur le monde, que la voix du peuple se tait, seuls se font entendre le grondement sourd provenant du fond de l’abîme où grouillent les corps enchaînés et celui, plus lointain, des fantômes des martyrs qui avancent en cortège, amas de nuées noires que le vent du large ne disperse pas, L’Empereur inaugural règne par une terreur de plus en plus extravagante. Un mot, un geste de travers, ou même un simple soupçon, et voilà un innocent qualifié de coupable. Pour le punir, on consulte la liste : un nombre impressionnant de châtiments est prévu pour un nombre impressionnant de cas. Toutes les parties du corps sont visées : mains coupées, jambes amputées, nez ou oreilles sectionnés, yeux crevés, langue arrachée, perforation, castration … Celui qui est condamné à la peine capitale entraîne la mort de tous les membres de sa famille, voire de sa tribu, soit de dizaines ou de centaines de personnes. De toute façon, la vie d’un humain ne vaut pas plus que celle d’une bête de somme. Les individus sont comme corvéables à merci. On en mobilise des centaines de milliers pour la construction des palais. On en déporte plusieurs millions pour bâtir la Grande Muraille. Peu retournent vivants dans leur village.
Le destin veut que je sois contemporain de ces malheurs extrêmes. A moi échoue la tâche de transmuer en chants les épreuves subies et les cris étouffés. Il se peut bien qu’il y entre aussi pas mal de ma propre vanité, tant je suis souvent grisé par les vivats. Mais l’essentiel, c’est que je m’y donne totalement. En vue de quoi ? Eh bien, pour que les vivants retrouvent une chair qui vibre, un cœur qui bat, pour que les morts sachent qu’ils n’ont pas été réduits à rien. Pour que depuis la terre monte une incantation qui soulève bêtes et oiseaux, sources et torrents, flammes et ouragans. Pour que, par cette incantation même, tous ceux qui aspirent à la vie rejoignent le rythme originel et qu’ainsi, en fin de compte, le Ciel ne nous oublie pas, qu’au contraire il garde mémoire, jusqu’à ce que la résonance universelle se mette à nouveau à sonner juste. p. 90-91
L’âme, cette chose insubstantielle, insaisissable, je la touche, je la caresse, aussi sûrement que mes genoux ou mes bras. Elle est aérienne et chamelle tout à la fois. Bouleversante découverte ! C’est par cet éveil qu’a germé en moi le désir pressant de retrouver l’âme de Jing Ko. Assuré d’être à jamais uni avec Chun-niang, je suis désormais tourmenté par l’âme perdue de Jing Ko. Perdue parce que tenaillée par le remords, par la honte d’avoir échoué et d’être ainsi la cause de tant d’autres morts. Je ne peux retrouver son âme qu’en subissant le même martyre. Je serai alors dans la contrée de perdition où elle est. Si je la retrouve, je la sortirai de là. En cette nuit terrestre, dans l’affreuse solitude, je vois : les âmes perdues seront étoiles filantes. Les âmes aimantes, elles, seront étoiles aimantantes et aimantées ; elles formeront constellations. P 98
Chun-niang
Comment oublier ce que tu m’as dit en me quittant, lorsque ru as été convoqué par l’empereur dans sa résidence d’été: <<Nous allons nous séparer pour un temps, mais déjà, pour toujours, nous demeurons ensemble. >> Sur le moment, le sens de ces paroles empreintes de gravité m’a échappé. Et tu as ajouté : <<Pendant mon absence, mes disciples s’occuperont de toi; fais-leur confiance. >> Aussitôt après ton départ, tes disciples m’ont fait part de ton ordre de les suivre. Je ne savais pas que ce serait pour un si long exil ! Nous nous sommes réfugiés dans ce village au pied de la montagne du Nord. Les jeunes musiciens formés par toi sont admirables de talent et de dévouement. Ils se montrent parfaitement dignes de toi. Obligés de gagner leur vie, ils sont contraints, malgré leur prévenance, de me laisser souvent seule.
Ô solitude ! Comme je te connais. Comme ru me connais, toi aussi. Que de fois tu m’as vue arrachée aux êtres qui me sont le plus chers. Ou plutôt c’étaient ces êtres chers qui m’ont été arrachés, happés, eux, par l’impitoyable destin. Sans que jamais j’aie pu retoucher leur corps, les porter un instant dans mes bras, les soigner ni les consoler. D’un coup, je me retrouvais seule, entre ciel et terre. Je suis devenue une habituée de ces heures silencieuses où j’entends la moindre aiguille qui tombe, le moindre rameau qui, remué par le vent, gratte le papier de mon volet. L’immense univers, indifférent, muet, et un être, là, seul. Comme ce chaton abandonné dans un fourré une fois qu’il est né, et qui, les yeux emplis d’effroi, regarde autour de lui sans rien comprendre de ce qui est arrivé, alors que l’ombre froide de la mort s’étend déjà sur lui. Ou cette oie sauvage que je n’oublie pas ! Soudain détachée du troupeau en plein vol, à la suite d’une défaillance sans doute, la voilà qui panique, se sachant perdue ; elle tournoie sur elle même, laissant choir quelques plumes, puis, s’appuyant sur l’énergie du désespoir, elle s’élance vaguement en direction du troupeau disparu, non sans avoir poussé un cri déchirant. L’immense univers, indifférent, muet, et le cri d’un être, là, seul. Chacun est seul dans sa nuit : qui peut nous sortir de là ? Ô solitude, comme je te connais, comme tu me connais, toi aussi. Tu me vois dans cette nuit, aux cris des grillons, n’ayant pour compagnie, maintenant comme jadis, que la lanterne accrochée sous l’auvent.
Lanterne allumée toute la nuit dont je n’ignore pas les vertus. Du temps où j’étais à l’auberge, elle attirait les voyageurs égarés qui étaient heureux de trouver au chaud gîte et couvert. Au Palais, elle guidait les pas de l’homme qui annonçait les cinq veilles en frappant du bâton son instrument en bois. Maintenant, ici, elle permet aux disciples de tapoter discrètement à ma fenêtre, quand ils rentrent tard d’une tournée, pour s’assurer que je ne manque de rien …
Femme de longue veillée, je serai la bougie à flamme persistante. C’est tout ce que je sais faire. C’est tout ce que je peux faire.
p. 99-101
L’heure fatidique de l’audition arrive. Devant le tyran jouisseur, je choisis de jouer d’abord une pièce animée pour l’égayer. Puis un morceau très doux, presque en sourdine. L’auguste auditeur crie alors : << Plus près de moi! Plus près! » J’approche mon siège, reprends le morceau. J’entends la lourde respiration habituelle. L’haleine de fauve commence à se faire sentir. Soudain, tout me paraît simple. Un geste et ce sera terminé. J’accélère le rythme, je joue le chant d’adieu à Jing Ko, dans le ton zhi rompu, je crois voir le visage tant haï pâlir. Je lève le zhou, le lance dans sa direction. Comme Jing Ko, à mon tour, je rate ma cible.
Ai-je eu le temps d’avaler le poison que je m’étais préparé? Je ne le sais plus. C’est peu probable. Je me retrouve immédiatement aux mains des hommes chacals, le corps livré tout nu à leurs griffes et crocs. La vue de leur hideur m’est épargnée. Je la devine seulement à travers leurs ricanements obscènes, mêlés aux cliquetis de coutelas: ils s’apprêtent à un festin bestial.
Dire ce qu’ont éprouvé tous les suppliciés, le langage humain en est incapable. Aucun d’entre eux n’est revenu pour le dire. Ce sont pourtant les humains qui ont eu le talent d’inventer ces supplices, et leur ingéniosité est sans limite. S’acharner sur un corps de dimension au demeurant limitée, lui infliger le plus de mal possible, en faisant durer la douleur le plus longtemps possible, l’humanité a eu le temps nécessaire pour former des préposés spécialistes rompus à ce métier. L’empire a ceci de supérieur qu’il a tout codifié. Cela a simplifié la tâche des tortionnaires. Ceux-ci n’ont plus qu’à suivre la liste des châtiments bien définis. D’ordinaire, chaque châtiment est prévu pour un délit spécifique. Pour un condamné à une mort lente, c’est la grande affaire. Ils vont lui faire subir tous les supplices l’un à la suite de l’autre. D’abord, trancher du corps tout ce qui ressent, tout ce qui ressort, autrement dit tous les organes sensoriels : les oreilles, le nez, la langue, les mains, le sexe. Dans mon cas, les tortionnaires seront dispensés d’une de ces besognes: crever les yeux, toujours ça de moins à faire! Ensuite, brûler au fer rouge toutes les anfractuosités : les aisselles, le nombril, l’anus, la plante des pieds. Enfin, avec une technique éprouvée, écorcher bras et jambes.
Une fois ces besognes accomplies, les bourreaux ont-ils leur content? Rien n’est moins sûr. Leurs appétits bestiaux restent vivaces, pour peu que le supplicié, épuisé par d’atroces douleurs, fasse entendre encore son halètement. Celui-ci se transformant petit à petit en d’affreux râles, ils en viennent tout de même à discuter, mais doctement, en prenant leur temps, de la manière de terminer leur boulot. Les uns sont pour la méthode classique : extirper le cœur ; d’autres sont d’avis de jeter les restes aux chiens affamés, afin de jouir du spectacle de muscles déchiquetés et d’os grignotés …
Tout au long de l’interminable séance, le supplicié, bien entendu, aspire à la mort. Il ne se félicite que la mort, comme par miracle, existe. Il se dit que la mort est bien la belle invention du Ciel ; c’est la plus grande marque de sa clémence! Aspiration à la mort, clémence du Ciel … Quoi, ce corps réduit à un amas de chair saignante est encore capable de sentiment, de pensée ? Ce monde, suffoquant d’odeurs de sueur, d’urine et de sang, n’a pas étouffé toute mémoire ? Sous les coutelas, la chair saignante, l’espace d’un éclair, se rappelle encore avoir été choyée, dorlotée par une mère, par une femme. Lui revient encore un chant d’enfant dans cet abîme de terreur régi par les monstres. Horreur, horreur, horreur ! À ce point de ratage, l’horrible et inutile question encore : pourquoi tout ceci, en ce coin perdu de l’univers, au milieu de millions d’étoiles?! Le résidu humain sombre dans la vaste nuit, dans l’incommensurable mer de souffrance et d’oubli. p. 104-106