Dieu et l'art de la pêche à la ligne – Marc Alain Ouaknin

Dieu et l’art de la pêche à la ligne – Marc Alain Ouaknin 
Editions Bayard, 2001.

Ecrire est toujours d’une extrème difficulté en raison de la finesse, de la subtilité, de la complexité des opérations à exécuter. Je me fais souvent l’effet d’un voyageur interrogeant vainement la nuit qui l’entoure, tant est faible la portée de la lanterne de route. Elle éclaire à peine le lieu où je me trouve. Il ne saurait en être autrement car le chemin de l’écriture ne se découvre qu’au fur et à mesure de la marche. Le salut de l’écrivain lui vient par les nuits d’orage. Tout à coup un éclair déchire la nuit et tout devient lumineux. Le chemin, le paysage,. L’oeuvre est alors offerte dans sa plénitude. Mais l’instant d’après, c’est de nouveau la nuit. L’espoir en plus.
Ces éclairs sur le chemin de l’écriture peuvent avoir différents visages. Une rencontre, une belle phrase, le sourire du passant, ou le parfum d’une fleur. Je donne ma préférence au jasmin et chèvrefeuille. p. 16-17

 

« Que Dieu existe ou pas, là n’est pas la question, avouait mon maître, lors d’une conférence, au scandale de son auditoire.
Si je crois que Dieu existe, cela ne prouve pas Son existence.
De ne pas y croire ne prouve nullement qu’il n’existe point.
Si nous avons pu imaginer Dieu, c’est que nous sommes capables de le concevoir et de nous abîmer dans notre invention.
Dieu reste au-delà, renforcé dans Son mystère et protégé par Son secret. »
Et il ajoutait : « Mystère et secret ne sont que distance vertigineuse d’un mot toléré à un vocable inacceptable. »
« Et si tout cela n’était que bavardage ? »
Je viens d’inscrire cette phrase dans mon titrier. Elle résume parfaitement toutes les questions futiles et inutiles de la théologie.
Que Dieu existe ou non, quelle importance ? S’est-on demandé si l’homme existe ?  p. 52-53

 

La Sagesse est à la fois “question” et “hameçon”. N’est-ce pas extraordinaire ? (…) L’hameçon jeté dans l’eau ou “Sagesse” vient enseigner, dit mon maître, que le questionneur est représenté dans la position et l’état d’esprit du pêcheur qui, une fois sa ligne lancée, vit bien une double attente : que le poisson morde après s’être pris dans l’appât et que, une fois le poisson pris, il soit – sans que la ligne casse – ramené jusqu’à la rive, où le pêcheur pourra le sortir de l’eau pour découvrir à quelle espèce il appratient. S’il correspond au besoin et au goût de qui doit s’en nourrir ou en nourrir autrui. Pour cela, et jusqu’au dernier moment, le pêcheur devra faire preuve d’une complète maîtrise de soi, qui traduira sa maîtrise du temps. Il évitera tout geste impulsif qui briserait sa ligne, et laisserait sa prise se dégager avant de s’enfuir. C’est patiemment que le pêcheur ramènera jusqu’à lui le poisson pris, surtout si ce poisson est d’une certaine taille et qu’il imprime à la ligne des tensions violents.
– Tu vois le pêcheur ? me demanda-t-il.
Il me désigna de la main l’homme installé sur le quai, à quelques mètres du banc où nous étions installlés. Il ajouta : – Cet homme possède le secret de la sagesse !  p. 58-59

 

Cela me rappelle, dis-je, des témoignages de pêcheurs qui expriment ce sentiment de faire un avec la nature, de se fondre en elle ; l’impression de ne faire qu’un avec la terre sous leur pieds.
– c’est exactement cela ! Le pêcheur est entre ciel et terre, entre l’eau et l’air, il est le lieu de rencontre des éléments. Il devient lui-même le fil qu’il lance au-delà de la ligne verte des roseaux qui marquent les hauts-fonds près de la rive, et c’est lui-même qui se trouve à chaque fois projeté tout entier en ce point particulier, au beau milieu de la rivière, où un jeu d’ombres très spécial confère à l’eau une sorte de gravité et de sérieux. Il y a cette sensation physique d’etre entraîné au fil du courant, pris par la fascination qu’exerce sur le pêcheur l’objet de son attente, point vers lequel est tendue toute son énergie.
Ce que nous avons découvert sur le rapport entre le mot “Sagesse” en hébreux et l’hameçon, semble être une intuition partagée par de nombreuses cultures. Le pêcheur à la ligne serait une sorte de sage. Les Chinois l’ont bien compris, les Grecs aussi. Les textes que je viens de citer sont éloquents !
– La pêche est donc une philosophie ?
– Une Sagesse ! J’ai dit une Sagesse, ou une philosophie de la vie si tu préfères. La Sagesse a bien à voir avec la pensée, avec un savoir. Mais c’est un savoir très particulier, qu’aucune science n’expose, qu’aucune démonstration ne valide, qu’aucun laboratoire ne saurait tester ou attester, enfin, qu’aucun diplôme ne sanctionne. C’est qu’il s’agit non de théorie mais de pratique. Non de preuves, mais d’épreuves. Non d’expérimentations, mais d’exercices. Non de science, mais de vie…

– Je commençais à entrevoir où mon maître voulait en venir. Je dis :

– Adieu la preuve ontologique !

– Tu peux bien dire adieu à la preuve cosmologique !

– Et physico-théologique ?

– Aussi !  p. 64-65

 

C’est ainsi que je compris le secret des points d’interrogation en langue espagnole. Le premier signe au début de la phrase est effectivement un hameçon. Dans le sens adéquat pour la pêche. Le crochet étant tourné vers le bas. Il attend le poisson et pourra le prendre, le remonter à la surface, lettres devenant lisibles, et mots et phrases, dans le risque de mourir “en se fixant dans leur dernier cri d’amour”.
Le second point d’interrogation en fin de phrase est toujours un hameçon, mais inversé. Le poisson a été relâché. Les mots retournent au silence, les lettres poissons retournent à la vie. Ainsi, écrire, c’est le passage de la feuille blanche à la feuille blanche, effacement et attente de l’invisible. ” L’invisible, c’est l’écriture en attente”, avait-il dit, mais il avait immédiatement rajouté : “L’ écriture, c’est l’invisible en attente.”
Partir de rien pour retrouver le rien !
“Blanc sur blanc est le livre de Dieu en l’homme ; sable sur sable celui de l’homme en Dieu”, disait Reb Sarar. p. 91-92

 

Le texte implique la lecture et des lecteurs. La lecture juive des Ecritures, et ainsi la compréhension juive de Dieu, n’est pas une lecture fidéiste, répétition passive d’un texte qui existe enfermé en son sens unique une fois pour toute.
La lecture signifie d’emblée exégèse, interprétation, herméneutique ! Lecture qui est aussitôt étude, commentaire du commentaire qui renouvellent les lettres immuables et le souffle du Dieu vivant.
Dans le Talmud, il ne s’agit pas de mieux comprendre le texte ou de mieux comprendre Dieu : ce serait une façon de s’approprier Dieu, d’enfermer l’infini. Non, il s’agit d’interpréter le texte de telle sorte que la parole qu’il contient – et qui est unique – soit comprise de manière plurielle. Et c’est cette pluralité qui devient liberté, de Dieu et des hommes !
Dieu qui se fait Livre, qui “s’incarne” dans le Livre, doit être libéré pour qu’il ne soit pas une idole. Il faut donc en quelque sorte rendre au texte son statut d’infini, c’est-à-dire utiliser tous les moyens pour lui donner un sens infini. C’est ce que les talmudistes et les kabbalistes ont réussi à faire en mettant en oeuvre un ensemble de procédés herméneutiques, un système très ingénieux de règles d’interprétation…
Dieu existera ou n’existera pas comme être infini selon que les hommes en feront une idole figée ou un être vivant à travers les interprétations.
La vocation du Talmud – la loi orale des juifs – c’est de faire éclater la parole unique de la Révélation biblique, pour rendre et offrir à Dieu son statut d’infini…
Prendre le poisson et le relâcher ! p. 99-100

 

mystiek
semiose

My paintings on:

On Saatchi 

On Weebly  

On Behance

Texts about my art: Blog